samedi 27 décembre 2014

Le christianisme authentique n’est pas une religion




Qu’est-ce qu’une religion ?

On fait souvent appel à l’étymologie « re-ligare », dans le sens de « relier » (étymologie relevée par Lactance au 4° siècle et reprise par saint Augustin d’Hippone). La religion serait ce qui relie : 1) les hommes entre eux ; 2) les hommes au divin. Ces deux dimensions, horizontale et verticale, ont le mérite de représenter une croix, et semblent ainsi s’appliquer parfaitement au christianisme, et notamment au commandement de Jésus : « Aime Dieu et aime ton prochain ».

L’idée de religion implique une communauté, des rites, des croyances communes, et très souvent, une organisation sociale qui en découle. On trouve ainsi cette définition : « Ensemble des croyances relatives à un ordre surnaturel ou supra-naturel, des règles de vie, éventuellement des pratiques rituelles, propres à une communauté ainsi déterminée et constituant une institution sociale plus ou moins fortement organisée » (CNTRL).

Dans l'antiquité, les religions revêtaient une dimension collective certaine, se confondant avec le politique et le fondant même en justifiant l'ordre établi : les Lois de Manou (Manavadharmashastra) de l'hindouisme en sont un exemple flagrant. A Rome, la religion disposait surtout des rites collectifs, assurés par un corps de fonctionnaires religieux (rex sacrorum, flamines, vestales, etc.), et permettant la survie et l'équilibre de la cité et de la société. Il en était de même chez les Celtes et dans l'ensemble du monde indo-européen, comme ailleurs dans le monde : shintoïsme japonais, confucianisme chinois, religions tribales africaines, aborigènes ou amérindiennes.

Le judaïsme de l'époque de Jésus n'échappe pas à cette règle : la Torah est chemin de salut personnel, mais surtout ordre légal collectif, celui du peuple élu de Dieu. Le culte du Temple se veut garantie de l'ordre du cosmos et du peuple d'Israël. La religion des Juifs est à la fois une spiritualité, une éthique, un droit, une liturgie. L’islam, lui aussi, est une religion complète : il porte en lui des règles qui s’appliquent à toute la vie sociale. Le prophète Mohammed est le « Sceau des Prophètes » législateurs. Adhérer à l'islam c'est accepter la shari'a, la Loi imposée par Dieu par l'intermédiaire de Son messager.







Or, Jésus n'est pas un législateur. « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l'accomplir ». Son message est tout entier tourné vers le spirituel, et Son seul commandement, c'est le commandement d'Amour : « Aimez Dieu, et aimez votre prochain comme vous-mêmes », ou encore : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Son enseignement n'est pas tourné vers l'extérieur, vers la société : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (évangiles synoptiques) ou, mieux encore : « Donnez à César ce qui est à César, donnez à Dieu ce qui est à Dieu, et ce qui est à moi, donnez-le-moi » (évangile de Thomas, 100). Car ici, non seulement on distingue le politique du religieux, mais aussi le religieux du spirituel. On retrouve là le ternaire traditionnel « corps, âme, esprit ». Le politique relève du corps, du matériel ; le religieux – au sens rituel, éthique et social – relève de l'âme, du psychique ; le spirituel relève bien entendu de l'esprit.

Or, l'enseignement de Jésus relève exclusivement de l'esprit, en aucune façon du religieux – et moins encore, du politique. Cet enseignement tient en quelques lignes : la Lumière divine s'incarne en l'homme (« en tout homme qui vient en ce monde »), elle est la base et le moyen du chemin qui mène l'homme à son état originel divin, celui d'avant la Chute. Le signe extérieur de ce chemin de Vie, c'est l'Amour universel (« agapé », en latin « caritas », charité). Jésus-Christ est le modèle de ce chemin de Vie (« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »). Le seul sacrifice que réclame le Divin, c'est le sacrifice du moi, symbolisé par la crucifixion. Alors, le chrétien peut atteindre le Royaume (qui est en lui), par la Résurrection.







Ce n'est que longtemps après Jésus que le christianisme est devenu progressivement une religion, osons même dire : une religion comme les autres. C'est notamment à partir du IV° siècle, après l'alliance entre l’Église et l'Empire romain, que le christianisme devient une religion. En se greffant sur l'Empire, il adopte son droit – le droit romain, toujours en vigueur dans l’Église. Ce droit n'a rien de spécifiquement « chrétien » : c'est le droit de l'Empire romain païen, transposé en climat chrétien. Dès lors, la compromission du spirituel, soumis au psychique, avec le politique, réédite le mythe de la Chute : le spirituel se trouve coupé des deux autres composantes de l'homme individuel et collectif. Il disparaît, se cache dans la clandestinité et l'inconscient. Il affleure parfois, et se trouve alors réprimé par le psychique-religieux allié au matériel-politique. Dans notre civilisation chrétienne, le spirituel prend la forme du néo-platonisme chrétien (Origène, Denys l'Aréopagite, les Pères cappadociens, Jean Scot Erigène), de la contestation/rupture religieuse (Bogomiles, Cathares, Vaudois, François d'Assise, Joachim de Flore, Nicolas de Flue...), de la mystique rhénano-flamande (Maître Eckhart, Tauler, Suso, Ruysbroek, M. Porete...), espagnole (saint Jean de la Croix) ou française (Mme Guyon), de l'hermétisme (Rose-Croix, Paracelse et la tradition alchimique), de l'illuminisme (Boehme, Martinès de Pasqually, Saint-Martin...)... Toujours minoritaire, souvent clandestin, parfois opprimé.

Le message et l'enseignement de Jésus ne sont pas incompatibles avec les différentes religions dites « païennes ». Bien mieux : là aussi, le Christ les accomplit, il les transcende et leur rend leur sens originel. En Irlande par exemple, jamais conquise par les armées romaines, le message christique s'est superposé à la tradition celtique, il l'a vivifiée sans l'abolir : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l'accomplir ». En Irlande, c'est le droit « brehon », le droit celtique traditionnel, qui sera toujours en vigueur ; le droit romain ne s'imposera qu'au XII° siècle, lorsque Rome aura définitivement imposé sa main-mise. L'accomplissement – et la fin – du christianisme celtique, c'est la littérature arthurienne.




Ainsi, le véritable christianisme, loin d'être une religion au sens ordinaire de ce mot, est le couronnement, l'achèvement, l'accomplissement de toutes religions. Historiquement, il fut – ou voulut être – l'accomplissement du judaïsme. Comme il est naturel dans ce monde chuté, la plupart des Juifs de l'époque ne l'ont pas reconnu (« La Lumière luit dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l'ont pas saisie »). Il aurait pu être aussi l'accomplissement de la religion gréco-romaine, déjà en voie de spiritualisation par le platonisme, si l'alliance contre nature avec le pouvoir politique ne l'avait corrompu, donnant naissance à la « religion chrétienne ». Car le pouvoir romain était déjà, dans l'ordre traditionnel, une déviance, où la fonction politico-guerrière (les patriciens) avait réduit le spirituel au niveau d'un fonctionnariat rituel (voir « la révolte des Kshatriyas », selon René Guénon). Dans cette continuité, l’Église devint subordonnée à l'Empire, et y perdit son âme...

Pour le mot « religion », on évoque aussi parfois l’étymologie latine « re-ligere », dans laquelle le radical « legere » s’apparente au grec « logos », comme dans « inter-legere », devenu « intelligere ». Il s’agit alors de souligner, comme C.-G. Jung, que le religieux est d’abord la rencontre avec le sacré, rencontre extérieure parfois, mais intérieure toujours. Il s’agit d’une prise de conscience, celle de la Réalité lumineuse et ténébreuse, terrible et réconfortante, qui devient alors l’axe de la vie. C’est en ce sens que Jung a parlé de « fonction religieuse » chez l’homme. Et c'est en ce sens seulement que le véritable christianisme, la voie ouverte par le Maître Jésus vers la réintégration de l'homme en son Origine divine, est une « religion ».





mercredi 12 novembre 2014

Hsin Hsin Ming

Hsin Hsin Ming:

L’expression verbale d’une expérience de l’Eveil


traduction : Wolfgang Bernard



La Voie Parfaite n’est pas si difficile si tu n’as pas de préférences.
Dès que tu arrêtes d’aimer ceci et de haïr cela, tout devient clair, sans masques.

Mais fais la plus infime distinction entre une chose et une autre, et tu crées une séparation infinie.
Donc, si tu veux vivre dans la Vérité, alors n’aies aucune opinion pour ou contre quoi que ce soit.

Eviter le désagrément et chercher le plaisir est la maladie du mental.
Si tu ne connais pas le sens profond de la Voie, la paix de ton âme est troublée.

La Voie est aussi parfaite que l’immensité de l’espace, où rien ne manque et rien n’est en excès.
Le fait même de choisir d’accepter ou de rejeter, t’empêche de voir la vraie nature de la vie.

Ne vis pas en cherchant des réponses dans le monde extérieur, ni en t’enfonçant dans tes sensations internes de confusion. Calmement et impartialement, vois, ressens, entends, goûte l’unité des choses et la dualité disparaîtra en elle-même.

Quand tu t’efforces de créer le calme en arrêtant l’activité naturelle du mental, la quiétude qui en résulte est elle-même active et en mouvement. Tant que tu restes attaché à l’un ou l’autre de ces extrêmes, tu ne peux pas réaliser ce qui est « non-deux ».

Et tant que tu n’as pas compris cela, tu échoues de deux façons. En niant la réalité, tu affirmes avec insistance son existence même, et en affirmant avec insistance la confusion, tu nies sa réalité.

Plus tu parles de la libération et plus tu y penses, plus tu t’éloignes de la Vérité. Arrête cet attachement à toute parole et à toute pensée sur l’Eveil et tu le trouveras bientôt partout.



Va vers ta source intérieur et tu trouveras du sens, mais si tu regardes à l’extérieur de toi, tout sens sera perdu.
Etre libéré pour juste un instant, c’est transcender l’apparence et la confusion dans le monde.

Ne cherche pas de nouvelles vérités; arrête simplement tout attachement à tes croyances et à tes jugements.
Sois vigilant à toute dualité tout en évitant soigneusement d’en rechercher de nouvelles.

S’il y a ne serait-ce qu’une trace de ceci ou cela, de bien ou mal, tu seras laissé dans la confusion.
Bien que toute dualité provienne de ce qui est “non-deux”, ne t’inquiète pas de ce “Un Sans un Second”.

N’aie ni objection, ni blâme pour quoi que ce soit dans le monde, et ta vie coulera devant toi.
Et quand tes pensées discriminantes n’existeront plus, ton mental tel que tu le connaissais n’existeras plus.

Toi (en tant que sujet), tu crois en ton existence séparée parce que les choses extérieures sont vues comme des objets. Pourtant, ni le sujet intérieur, ni l’objet externe ne peuvent exister l’un sans l’autre.

Comprends la relativité de toi et de l’autre, et tu comprends la réalité de base – qui est “non-deux”.
Dans cette réalité, tu ne peux pas distinguer l’un de l’autre car chacun contient en soi le monde entier.

Ne discrimine pas entre ce qui est grossier et ce qui est fin, et tu ne seras pas pour ou contre quoi que ce soit.
Vivre dans la Grande Voie est ta nature. Ni facile, ni difficile : simplement, c’est.

Compter sur tes vues limitées, crée peur et indécision. Plus tu te presses, moins tu vas vite.
N’aies pas de préférences en ce qui concerne tes attachements. Même l’attachement à l’idée de Libération éloigne de la vérité.

Laisse les choses être telles qu’elles sont, accepte la vie comme elle est; ainsi, il n’y a ni attente, ni incrédulité.
Vois le flot inhérent à la vie, bouge sans effort avec lui, et tu seras libre et tranquille.

Quand tes pensées sont en esclavage, la vérité est toujours cachée derrière le mental nuageux et obscur.
Juger soi-même et l’autre te laisse seulement confus et las à l’intérieur.
Aucun bénéfice ne peut découler de constants jugements et séparations.

Vivre librement dans la non-dualité, c’est tout accepter comme indiscernable, même le monde des sens et des idées. Tout accepter complètement, totalement, est la véritable libération.

L’homme sage ne fait aucun effort pour faire quoi que ce soit, mais l’homme insensé s’attache au ‘faire’.
Il n’y a qu’une vérité, Un Goût, et non plusieurs; ta séparation provient des attachements et des jugements.

Chercher le non-mental de la libération avec le mental de l’identité est la plus grande des erreurs.
Les opposés proviennent des illusions dans ton mental; avec la libération, il n’y a pas d’opposés – pas : aimer ceci et détester cela.

Toutes les formes de dualité proviennent des frontières illusoires créées à l’intérieur de ton mental.
Ils sont comme des rêves, des hallucinations, des fantômes dans les airs, et il est insensé d’essayer de s’y accrocher.
Gain et perte, vrai et faux, tu dois éliminer ces pensées maintenant, une fois pour toutes.

Si tu cessais de dormir, il n’y aurait plus de rêves.
De la même façon, si ton mental cessait toute distinction, alors toutes les choses sont vues telles qu’elles sont : la réalité fondamentale.

Si tu comprends le mystère de ce qui est “non-deux”, tu seras délivré de tout esclavage.
Lorsque tu peux voir toutes choses comme égales, sans distinction, tu as atteint ta vraie nature.

Aucune comparaison, aucune analogie ne sont possibles dans cet état sans cause et sans finalité.
Penses attentivement au mouvement qui existe dans le calme et au calme qui existe dans le mouvement, et mouvement et calme disparaissent tous deux.

Quand ces dualités n’existent plus, l’Advaïta lui-même ne peut pas exister.
Et dans l’Absolu, au-delà de tout ce qui est séparé, il n’y a ni règles, ni lois, ni descriptions.

C’est seulement ici et maintenant que toutes tes luttes peuvent être calmées, tes doutes et ton indécision dissipées, et qu’une vie libérée devient possible. Et à chaque moment, tu es libre de ton esclavage; tu n’es attaché à rien et rien ne s’attache à toi. Tout devient clair, vide, et lumineux en soi, sans aucun effort de ton mental.

Quand viennent des doutes, relies-toi simplement à ce « non-deux » et tu couleras directement dans l’harmonie avec cette réalité. Dans ce « non-deux », toi et tout n’êtes plus séparés, toi et tout n’êtes plus exclus.
Peu importe quand et peu importe où, être libéré signifie entrer dans cette vérité.
Et dans cette vérité, il n’y a ni temps, ni espace, ni différentiation; un seul moment est infini.

Il y a de la confusion en toi et de la confusion à l’extérieur de toi et pourtant l’univers est toujours juste en face de toi. Quand tu ne te défini plus et quand tes frontières auto construites disparaissent, l’univers est à la fois infiniment grand et infiniment petit; il n’y a pas de différence.

Il en est aussi ainsi avec être et non-être.
Arrête de maintenir les doutes et les discussions qui n’ont rien à voir avec cette réalité:

Tout est l’Un, et l’Un est en tout; pas de frontières excepté celles créées par ton mental.
Si tu peux réaliser seulement cela, tu ne t’inquiéteras plus de tes non-perfections, ni de celles du monde.

Vivre avec cette conviction est la voie de la non-dualité, car le non-duel est déjà unifié par le mental qui fait confiance à la Voie.

Mots !
La Voie est au-delà de tout langage, car dans la Voie, il n’y a ni passé
ni futur

ni présent.


samedi 1 novembre 2014

Toussaint, Samhain et Fête des Morts



AUJOURD'HUI, 1er novembre, c'est la fête de la Toussaint, la fête chrétienne de tous les Saints.

Plus exactement, il s'agit d'une fête catholique romaine, instituée au 8° siècle. Elle ne provient pas de l'enseignement du Christ, évidemment. L’Église orientale fête les Saints le dimanche après la Pentecôte – ce qui est doctrinalement logique, puisque la Pentecôte c'est la descente de l'Esprit saint sur les apôtres du Christ, qui deviennent alors les premiers vrais saints : le processus est achevé.

Alors, pourquoi le 1er novembre en Occident ?

C'est que la moitié occidentale latine de l'empire romain est tout autant celtique que romaine. Les Gaulois ont autant celtisé Rome, que Rome a romanisé la Gaule.

Or, le 1er novembre est la date de la principale fête religieuse celtique. On connaît son existence dans le calendrier gaulois de Coligny, sous le nom de Samonios. Et on connaît son contenu dans les mythes irlandais, où elle se nomme Samain (vieil-irlandais), Samhain (moyen-irlandais) ou Samhuin (gaélique d’Écosse).

Il s'agit du premier jour de l'année calendaire. Pour les Celtes, le temps est divisé en deux moitiés, la première sombre, la seconde claire. Ils faisaient commencer la journée à la tombée de la nuit. De même, l'année commençait au début de la saison sombre.

La fête de Samain durait en réalité une semaine : trois jours avant, et trois jours après. Cette période est une parenthèse dans le déroulement du temps : il n'y a plus de temps, ou plus exactement nous ne sommes plus dans le temps ordinaire – tout comme le sanctuaire, le temple, est un espace où s'abolit l'espace. Ainsi, à Samain, le temps aboli permet la communication entre les mondes. L'autre monde, l'Outremonde des dieux et des morts se manifeste dans ce monde-ci, et les héros de ce monde-ci sont susceptibles de se rendre en Outremonde et d'y conquérir l'immortalité. Beaucoup d'événements mythiques ont donc logiquement lieu à Samain.



Malgré la romanisation et la christianisation, tous les pays celtiques, ou anciennement celtiques – c'est-à-dire tout l'occident romain, Espagne, nord de l'Italie, Grande-Bretagne comprises – ont continué de considérer cette date comme un moment où les morts, les dieux et les héros sont présents, pénètrent notre monde. Or, en chrétienté, les plus grands héros sont les saints : il est donc normal de célébrer tous les saints en ce jour sacré – que ces saints soient historiques, comme Patrick, Pierre, Jean ou André, ou qu'ils soient les héritiers des anges et des dieux, comme sainte Brigitte, saint Michel, assimilé au Mercure gaulois : Lug.

Mais l'autre monde est aussi celui de nos morts. En 998, Odilon abbé de Cluny en Bourgogne institue un jour de commémoration pour les morts, le 2 novembre. Aujourd'hui, ces deux fêtes n'en font toujours qu'une dans l'esprit des catholiques, et c'est à la Toussaint que nous allons fleurir nos tombes.

Joie de la sainteté, tristesse de la mort, sont les deux faces de notre destin : nous sommes tous appelés à mourir, mais notre vraie nature, c'est la Vie !

Joyeuse Toussaint !




PS : En Irlande, Samhain s'est perpétuée parallèlement à la Toussaint/Fête des morts, et la communauté irlandaise des États-Unis d'Amérique en a fait ce que nous appelons Hallowe'en : un folklore où sorcières et fantômes hantent les vivants. Certes, la dérive commerciale de cette fête est indéniable, et la noblesse du mythe disparaît derrière les costumes en plastique et les bonbons chimiques. Mais cette dérive n'atteint-elle pas toute notre civilisation et toutes nos fêtes, à commencer par Noël ?


mardi 14 octobre 2014

C. G. JUNG ET L'ALCHIMIE



par Mircea Eliade
Texte publié in Forgerons et alchimistes, éd. Champs-Flammarion, 1977, pp. 177-180


Les recherches de C. G. Jung ne doivent rien à l'intérêt pour l'histoire de la chimie, ni à l'attraction pour le symbolisme hermétique en lui-même. Médecin et analyste, il étudiait les structures et le comportement de la psyché avec un but simplement thérapeutique. Si, peu à peu, il a été amené à étudier les mythologies et les religions, les gnoses et les rites, il l'a fait pour mieux comprendre les processus de la psyché, c'est-à-dire, en dernière instance, pour aider ses patients à guérir. Or, à un certain moment, il a été frappé par l'analogie entre le symbolisme des rêves et des hallucinations de certains de ses patients, et le symbolisme alchimique. Pour comprendre le sens et la fonction des rêves, Jung s'est mis à étudier très sérieusement les écrits des alchimistes. Il a poursuivi ses recherches pendant quinze ans, sans pourtant en parler, ni à ses patients, ni à ses collaborateurs immédiats. Il prenait la précaution d'éviter toute suggestion ou autosuggestion possible.

C'est seulement en 1935 qu'il donne une conférence à l'Eranos d'Ascona sur le symbolisme des rêves et le processus d'individuation […], suivie d'une autre en 1936 [...]. Dans la première, Jung compare une série de rêves, qui marquaient les étapes du processus d'individuation, avec les opération successive de l'opus alchymicum ; dans la deuxième conférence, il s'efforce d'interpréter psychologiquement certains symboles centraux de l'alchimie, et en premier lieu le complexe symbolique de la rédemption de la matière. Les deux textes, élaborés et considérablement augmentés, ont été publiés en 1944, sous forme de livre : Psychologie und Alchemie (Zürich, 1952) [éd. fr. Psychologie et alchimie, Buchet-Chastel]. Depuis les conférences d'Ascona, les allusions à l'alchimie deviennent de plus en plus fréquentes dans les écrits de Jung, mais on doit signaler surtout les études suivantes : « Die Visionen des Zosimos » (Eranos Jahrbuch, V, 1937 ; une version augmentée a été publiée dans le volume Von den Wurzeln des Bewusstseins [éd. fr. Les racines de la conscience, Buchet Chastel et Livre de Poche] ; Die Psychologie der Uebertragung (Zürich, 1946) [éd. fr. Psychologie du transfert, Albin Michel], prolégomènes au monumental Mysterium Conjunctionis I-II (Zürich, 1955-1956) [éd. fr. même titre, Albin Michel] ; « Der philosophische Baum » […] ; le texte, complètement remanié, a été repris dans le volume Les racines de la conscience.




Lorsque Jung commençait ses recherches alchimiques, il existait un seul livre, sérieux et profond, où ce sujet était abordé dans la perspective de la psychologie des profondeurs : Probleme der Mystik und ihre Symbolik (Vienne, 1914), par Herbert Silberer [pas d'édition française], un des disciples les plus brillants de Freud. Au début de ses recherches, Jung ne se reconnaissait pas le droit de dépasser le niveau strictement psychologique : il avait affaire à des « faits psychiques » dont il était en train de découvrir certaines correspondances avec les symboles et les opérations alchimiques. Les hermétistes et les traditionalistes ont plus tard reproché à Jung d'avoir traduit en termes psychiques un symbolisme et une opération qui étaient, de par leur propre mode d'être, trans-psychiques. Des reproches analogues ont été faits à Jung par certains théologiens ou certains philosophes : on lui a fait grief d'interpréter les faits religieux ou les faits métaphysiques en termes de psychologie. On connaît la réponse de Jung à de telles objections: le trans-psychologique n'est pas l'affaire du psychologue; toute expérience spirituelle implique une actualité psychique, et cette actualité est constituée par certains contenus et certaines structures, dont le psychologue a le droit, et le devoir, de s'occuper.

Or, c'était la nouveauté et l'importance des recherches de Jung d'avoir établi ce fait : que l'inconscient poursuit des processus qui s'expriment par un symbolisme alchimique et qui tendent à des résultats psychiques homologables aux résultats des opérations hermétiques. Il serait difficile de minimiser la portée d'une telle découverte. Laissant pour l'instant de côté l'interprétation purement psychologique proposée par Jung, sa découverte démontrait en substance ceci : au tréfonds de l'inconscient ont lieu des processus qui ressemblent étonnamment aux étapes d'une œuvre spirituelle - gnose, mystique, alchimie - qui n'est pas donnée dans le monde de l'expérience profane, qui, au contraire, tranche radicalement avec le monde profane. En d'autres termes, on serait devant une étrange solidarité de structure entre les produits de l' "inconscient" (rêves, rêves éveillés, hallucination, etc.) et les expériences qui, par le fait qu'elles dépassent les catégories du monde profane et désacralisé, peuvent être considérées comme appartenant à un "trans-conscient" (expériences mystiques, alchimiques, etc.).

Mais Jung avait remarqué, dès le début de ses recherches, que la série de rêves et de rêves éveillés, dont il était en train de découvrir le symbolisme alchimique, accompagnaient un processus d'intégration psychique qu'il appelle processus d'individuation. Donc, de tels produits de l'inconscient n'étaient ni anarchiques, ni gratuits, ils poursuivaient un but précis : l'individuation, qui, pour Jung, constitue l'idéal suprême de tout être humain, la découverte et la possession de son propre Soi. Mais si l'on tient compte que, pour les alchimistes, l'opus poursuit l'elixir vitae et l'obtention du lapis, c'est-à-dire à la fois la conquête de l'immortalité et de la liberté absolue (la possession de la pierre philosophale permettant, entre autre, la transmutation en or , donc la liberté de changer le monde, de le sauver), alors le processus de l'individuation, assumé par l'inconscient sans la "permission" du conscient, et la plupart du temps contre sa volonté, ce processus qui conduit l'homme vers son propre centre, le Soi, doit être considéré comme une pré-figuration de l'opus alchymicum, ou, plus exactement, comme une imitation inconsciente, à l'usage de tous les êtres, d'un processus initiatique extrêmement difficile et donc réservé à une élite spirituelle peu nombreuse.

Par conséquent, on serait amené à cette conclusion, qu'il existe plusieurs niveaux de réalisation spirituelle, mais ces niveaux sont solidaires et homologables si on les considère d'un certain plan de référence, en l'occurrence le plan psychologique. Le « profane » qui a des rêves alchimiques et approche d'une intégration psychique, traverse, lui aussi, les épreuves d'une « initiation » : seulement, le résultat de cette initiation n'est pas le même que celui d'une initiation rituelle ou mystique, bien que fonctionnellement il puisse leur être homologué. En effet, au niveau des rêves et d'autres processus de l'inconscient, nous assistons à une réintégration spirituelle qui, pour le « profane », a la même importance qu'une « initiation » au niveau rituel ou mystique. Tout symbolisme est polyvalent. Jung a démontré une polyvalence analogue pour les opérations « alchimiques » et « mystiques » : celles-ci sont applicables à des niveaux multiples et obtiennent des résultats homologables. L'imagination, le rêve, l'hallucination redécouvrent un symbole alchimique – et, par ce fait même, placent le patient dans une situation alchimique – et obtiennent une amélioration qui, au niveau psychique, correspond au résultat de l'opération alchimique.

Jung interprète autrement ses propres découvertes. Pour lui, en tant que psychologue, l'alchimie, avec tous ses symbolismes et toutes ses opérations, est une projection, dans la Matière, des archétypes et des processus de l'inconscient collectif. L'opus alchymicum est en réalité le processus d'individuation, par lequel on devient le Soi. L'elixir vitae serait l'obtention du Soi, car Jung avait observé que « les manifestations du Soi, c'est-à-dire l'apparition de certains symboles solidaires du Soi, apportent avec elles quelque chose de l'intemporalité de l'inconscient qui s'exprime dans un sentiment d'éternité et d'immortalité » (Psychologie der Uebertragung). Donc, la quête des alchimistes de l'immortalité correspond, au niveau psychologique, au processus de l'individuation, à l'intégration du Soi. Quant à la « pierre philosophale » rêvée par les alchimistes, Jung discerne dans son symbolisme plusieurs significations. Rappelons tout d'abord que, pour Jung, les opérations alchimiques sont réelles : seulement, cette réalité n'est pas physique, mais psychique. L'alchimie représente la projection d'un drame à la fois cosmique et spirituel en termes de « laboratoire ». L'opus magnum avait comme but aussi bien la délivrance de l'âme humaine que la guérison du Cosmos.


Dans ce sens, l'alchimie reprend et prolonge le christianisme. D'après les alchimistes, dit Jung, le christianisme a sauvé l'homme, mais non la Nature. Or, l'alchimiste rêve de guérir le Monde dans sa totalité la Pierre Philosophale est conçue comme le Filius Macrocosmi qui guérit le monde, tandis que, d'après les alchimistes, le Christ est le Sauveur du Microcosme, c'est-à-dire de l'homme seulement. Le but ultime de l'opus est l'apocatastase, le Salut cosmique : c'est pour cela que le Lapis philosophorum est identifié au Christ. D'après Jung, ce que les alchimistes appelaient la « Matière » était en réalité le soi-même. L' "âme du monde", l'anima mundi, identifiée par les alchimistes au spiritus mercurius, était emprisonnée dans la "matière". C'est pour cette raison que les alchimistes croyaient à la vérité de la « matière », car la « matière » était en effet leur propre vie psychique. Or, le but de l'opus était de délivrer cette « matière », de la « sauver », en un mot d'obtenir la Pierre Philosophale, c'est-à-dire le « corps glorieux », le corpus glorificationis.




samedi 5 juillet 2014

Contes des Aînés d'Irlande (6)

ACALLAM NA SENÓRACH
Contes des Aînés d’Irlande

bilingue irlandais – français


Trad. fr. de Frédérick Morvan, d’après la trad. anglaise d’Ann Dooley et Harry Roe. Le texte de référence est celui publié par Whitley Stokes, Acallamh na Senórach in Irische Texte, Ed. Whitley Stokes et Ernst Windisch. series 4 volumes 1 (1900) pages xiv+1-438

§ 22. ‘Ocus Caol Cródha cét-ghuinech ua Nemhnain (.i. cur) conáich co neimh ro bhúi ac Finn, & ba h-í so neimh ro bhái fair: ór nír' dhibraic a lám urchar n-imroill riam, & nír' fuiligh a lám ar dhuine riamh mín bud marb acedóir nach bhud marbh ria cinn nómaide, & ní thainig a tig iffirn riam cech duine ro muirbfed. Ocus Oisín mac Finn in té nár' ér duine riamh acht gu m-beth cenn re caithimh neich aigi & cosa re h-imthecht’ ‘Is mór in teisd sin, a Cáilti’, ar Pátraic. ‘As fír cidh sin’, ar Cáilte, & adubairt:
§ 22. « Il y avait aussi un guerrier doué en magie dans la maison de Finn, Cáel Cródae le Brave et Blesseur-Rapide (Cétguinech), descendant de Nemnán. La force de sa magie était telle qu’il ne manquait jamais un jet, et tout homme que sa main ensanglantait mourait en neuf jours, sinon tout de suite, et aucun homme qu’il tuait n’échappait de la maison de l’Enfer. De même, Oisín, le fils de Finn, qui ne refusait jamais l’hospitalité à quiconque avait une bouche pour manger et des jambes pour voyager ». « Ceci est un grand éloge, ô Caílte », dit Patrick. « C’est la vérité », dit Caílte, et il récita ceci :

Nír' ér Oisín duine riamh im ór ná im aircet ná im biadh,
ní mó do chuinnigh ní ar nech gémad inn-rígh a oinech.
« Jamais Oisín ne refusa à aucun homme, ni or, ni argent ni nourriture,
Ni ne demanda jamais aucune faveur, à aussi grand qu’un roi ».

§ 23. ‘Ocus Oscar mac Oisín .i. in mac rígh ba ferr lúth & lámach ro bái a n-Érinn, & Ferdhoman mac Buidhbh Deirg meic in Daghda, & Raighne Roisclethan mac Finn, & Caince Corcairderg mac Finn, & Glas mac Eincherda Bera, & Mac Lugach lám-echtach, & misi féin’, ar Cáilte. ‘Ocus ba h-í ar cétfuidh dhin féin, a naemh Pátraic, co nach raibhi ó Theprofháne co Garrdha na n-Isperda a n-iarthar in domain ceithre cét laech nach dingébhmais a láthair chatha & chomlainn. Óir ní raibhi guala gan gel-sciath, ná cenn gan cathbarr, ná des-dorn gan dá manáis móir-leabra co suainemaib lín lan-chadait a foscadaib na crand. Ocus luidh-sium romhainn fón réim-sin co ráncamar Sliabh Lodáin meic Lir, & nír' chian dúin ann co cualamar dluth-chomhrád na bh-fer ag dénam shealga ar in muigh.’
§ 23. « Il y avait aussi Oscar, le fils d’Oisín, c’est-à-dire le fils de roi qui était le plus grand homme en Irlande en agilité et en maniement d’armes, et Ferdoman, fils de Bodb Derg, fils du Dagda, et Raigne Œil-Large (Rosclethan), fils de Finn, et Caince Rouge-Pourpre (Corcairderg), et Glas, fils d’Aencherd Berra, et Mac Lugach, et moi-même », dit Caílte. « Nous étions tels, Patrick, selon notre propre estimation, que, de Ceylan à l’est jusqu’au Jardin des Hespérides à l’ouest du monde, on ne pouvait trouver quatre cents guerriers que nous n’aurions battus à plate couture en bataille ou en combat. Un bouclier blanc sur chaque épaule, un casque sur chaque tête, et deux lances énergiques, avec de robustes cordes sur la hampe, dans chaque main droite. Nous continuâmes notre voyage jusqu’à ce que nous arrivions à la Montagne de Lodán, fils de Lir, et bientôt nous entendîmes à proximité la voix d’hommes chassant sur la plaine ».

§ 24. Dála Artúir meic Benne Brit, do eisidh ina dhuma shealga annsinn cona mhuintir. Indsaighter linne iat co h-athlamh & ro mharbhsam muintir Artúir uili, & iadhus Oscar a dá láimh um Artúr & ainices h-é, & tucsam ar trí coin lind. Ocus déchuin ro dhéc Goll mac Mórna secha con-faca in t-ech bocóidech dubh-ghorm co srian co cumdach óir fria, & in décsain ro dhéc dá láimh clí con-faca in n-ech n-donn n-dóghabh(á)la & srian línaidi láin-geal d' airget aith(legtha) fria co m-béilgibh óir fris, & g(abus) (G)oll in t-each-sin & cuiris h-í i láim Oisín, & cuiris Oisín i l-láim Dhiarmada í Dhuibhni, & táncamar romuinn iar m-buaidh coscair & commáidme, & cinn na trí naonbar linn, & ár coin & ár n-eich & Artúir féin a láim lind, co Beind Éadair meic Éatgáith an fhénneda, & tangamar assidein co h-airm i m-búi Find, co Senmagh n-Elta n-Edair.
§ 24. Artúir, fils de Benne des Brittons, était assis là sur son tertre de chasse avec sa suite. Nous les attaquâmes tout de suite et nous tuâmes tous ses hommes, mais Oscar de ses deux mains saisit Artúir et l’épargna. Nous retrouvâmes également nos trois chiens. Alors Goll, fils de Morna, regarda autour de lui et vit un étalon pommelé, noir brillant, avec une bride ornée d’or. A sa gauche il vit une jument vive, alezan, avec une bride d’argent brillant, texturée et raffinée, et le bout fait d’or. Goll captura les deux chevaux et les confia à Oisín qui à son tour les donna à Diarmait, le descendant de Duibne. Après avoir célébré notre victoire et notre triomphe, nous rentrâmes avec les têtes des trois neuvaines de serviteurs, avec nos chiens et nos chevaux, et avec Artúir comme prisonnier, à la colline d’Étar, fils d’Étgáeth le guerrier. De là, nous allâmes à la rencontre de Finn, sur la Vieille Plaine des Troupeaux d’Étar (Senmagh n-Elta n-Edair).

§ 25. Ocus táncamar isin pubaill i raibhe in rígh-fheinnid, & at-bert Cáilte:
§ 25. Ils entrèrent dans la tente du roi des Fianna. Caílte récita :

Do-ratsamar Artúir linn co n-derna a cura re Finn
cur'ba óglách d' Fhinn iar soin cusin laithi luid d' écoibh.
« Nous avons apporté ici Artúir pour faire sa paix avec Finn.
Il resta le guerrier de Finn, jusqu’au jour de sa mort ».

§ 26. Aincemaid Artuir 'arsin & marbmait a muintir, & tucsam in dana n-ech-sin d' Fhinn .i. in feir-ech & in bain-each, & is da síl-sin do bhí echradh na Fénne uili, ór nír' chleachtsat eich co sin. Ocus ruc in bain-each ocht tairberta & ocht serraig gacha tairberta, & tucadh do dronguibh & do dheg-dáinib na Fénne na serraigh-sin, & do-rónta carpuid acu iarsin.
§ 26. « (…) Nous présentâmes les deux chevaux, l’étalon et la jument, à Finn, et de cette souche proviennent tous les chevaux des Fianna, qui n’avaient pas de chevaux auparavant. La jument eut huit portées, et elle portait huit poulains à chaque fois. Les poulains furent donnés aux guerriers et aux nobles des Fianna, qui alors construisirent des chariots ».


samedi 28 juin 2014

Contes des Aînés d'Irlande (5)

ACALLAM NA SENÓRACH
Contes des Aînés d’Irlande

bilingue irlandais – français


Trad. fr. de Frédérick Morvan, d’après la trad. anglaise d’Ann Dooley et Harry Roe. Le texte de référence est celui publié par Whitley Stokes, Acallamh na Senórach in Irische Texte, Ed. Whitley Stokes et Ernst Windisch. series 4 volumes 1 (1900) pages xiv+1-438


§ 15. ‘Ad-rae buaidh & bennacht, a Cháilti!’ ar Pátraic, ‘as urgairdiugud menman & aicenta dhúin sin. Ocus innis óirscél ele dhúin.’ ‘Inneosat ón’, ar Cáilte, ‘& abuir gá scél is áil duit.’ ‘In rabatar eich nó echrada acuibh isin Féin?’ ‘Do bátar immorro’, ar Cáilte. ‘.LLL. serrach aen-lárach & aen-eich.’ ‘Cánas ar frith sin?’ ar Pátraic. ‘Adér frit a fhírinne, a anum’, ar Cáilte.
§ 15. « Que la victoire et la bénédiction soient tiennes, ô Caílte », dit Patrick, « car tu as illuminé à la fois nos âmes et nos esprits. Dis-nous un autre de ces glorieux contes ». « Je le ferai », dit Caílte, « je te dirai toute histoire qu’il te plaira ». « Aviez-vous, chez les Fianna, des chevaux et des chariots ? ». « Nous en avions beaucoup », dit Caílte, « trois cinquante poulains de la même jument, et par le même étalon ». « Où furent-ils acquis ? », dit Patrick. « Je te dirai la vraie histoire, mon ami », dit Caílte.

§ 16. Oclách do búi ac Finn .i. Artúir mac Benne Brit, & ba h-edh a lín, trí naenbair. Ocus do-rónad sealg Benne h-Edair le Finn, & ba tuillmech toirtech in t-shealg-soin, & do scáilset dá conuibh & do shuidh Finn i Carn in Fhéinnedha idir Beinn Edair & muir, & ba maith lais a menma ag éisdecht re raibchedaigh na n-dam n-díscir n-dásachtach ic á luath-marbadh do chonúibh na Fénne.
§ 16. « Il y avait parmi les Fianna, à cette époque, un guerrier, à savoir Artúir, fils de Benne Brit, et sa suite était de trois neuvaines. Finn avait organisé une chasse sur la colline d’Étar, et elle était très fructueuse. Les chiens furent lâchés, et Finn lui-même s’assit au Cairn des Fianna, entre la colline d’Étar et la mer, et il se délectait du son du cerf frénétique rapidement abattu par les chiens des Fianna.

§ 17. Is ann do-rala d' Artúir mac Benne Brit beith ic coimet in mara idir an (fi)adach & muir cu nach snáimhdís in (damhrad) uatha; & mar do bhí Artúir amuich i cind in chuain at-connaic trí coin do chonuib Finn .i. Bran & Sceolaing & Adhnuall. Ocus as í comairli arar' cinn Artúir mac Benne .i. é féin & a trí nónbair d' imthecht tar muir & na coin-sin do breith leis 'na tír féin; & do críchnaiged in comairle-sin. Dóigh ámh do-chuatar-som tar muincinn mara & na trí coin-sin leo, & ro gabsat cuan & calad ac Innber Mara Gaimiach i crích Breatan, & tiagait a tír, & lotar rompa co Sliabh Lodáin meic Lir, & do-rónad sealg in t-shléibi-sin acu.
§ 17. Artúir, fils de Benne Brit, se trouvait sur la côte, entre la chasse et la mer, afin que le cerf ne puisse s’enfuir à la nage. Alors qu’il était sorti au bord de l’eau, il vit trois des chiens de Finn, à savoir Bran, Sceolaing et Adnúall. Artúir, fils de Benne, décida alors d’un plan. Avec ses vingt-sept compagnons, il traverserait la mer et emporterait les chiens dans son pays. Ils mirent ce plan à exécution et, avec les trois chiens, ils traversèrent l’étendue de la mer. Ils accostèrent à l’Estuaire du Banc de Sable (Innber Mara Gaimiach), dans le pays des Brittons. Puis ils se rendirent à la montagne de Lodán, fils de Lir, et chassèrent là.

§ 18. Dála na Fénne iarsin, tairnic leo a bh-fhiadach & a bh-fian-choscar do dhénam, & ro ghabsat longport ag Beinn Edair meic Etghaeith in féinnedha, & ro h-áirmhit coin tighi Find annsin amail ba gnáth aca; & ba h-imdha a coin-sium, amail at-bert an file:
§ 18. Pendant ce temps les Fianna, ayant cessé leur chasse, montèrent leur camp à la Colline d’Étar, fils d’Étgáeth le Guerrier, et commencèrent leur comptage habituel des chiens de la maison de Finn. Grand était le nombre des chiens, comme le dit le poète :

Airim craeibhi ar connuibh Finn                « Les chiens de Finn,
cona chuanairt bláith bhith-bhinn,             
Aussi nombreux que les branches d’un arbre,
trí cét gadhar, comhull n-glé                       Une meute de trois cents,
ocus dá cét gaidhrine                                  
Et deux cents jeunes ».


§ 19. ‘Ba mór do dháinibh icá rabhutar sin’, ar Pátraic. ‘As fír ámh duit-si sin’, ar Cáilte, ‘ór ba h-é so in lín no bhídh i tigh Finn’:

§ 19. « Nombreux étaient ceux qui les possédaient », dit Patrick. « Tu as raison à ce sujet », dit Caílte, « car voici leur nombre dans la maison de Finn » :

Trí coecait ro búi i tigh Finn                       « Dans la maison de Finn,
do tháisechaib Fiann fír-grinn                     
Trois fois cinquante chefs de belles troupes,
is trí cét gilla n-grádha                                 Trois cents serviteurs,
dá chét dalta dingbhála.’                              
Deux cents pupilles ».


§ 20. Ar n-áirimh na g-con fríth móir-esbaidh forro .i. Bran & Sceolaing & Adnuall, & ro h-indised d' Fhind: ‘Sírter’, ar sé, ‘trí catha na Féinne.’ Ocus gia ro siredh ní fríth na coin.
§ 20. « Quand ils comptèrent les chiens, ils découvrirent une grande perte, celle de Bran, Sceolaing et Adnúall, et ceci fut rapporté à Finn. « Cherchez-les », dit-il, « trois compagnies des Fianna ». Bien qu’une recherche fût menée, les chiens ne furent pas trouvés.

§ 21. Is annsin tucad loing-shithal bán-óir cum Find, & ro nigh a ghnúis rígda, & tuc ordain fó a dét fis, & do faillsiged fírinne dhó, & adubairt: ‘Ruc Artúir mac righ Bretan bhar coin uaibh, & toghuidh nónbar do dhul dá n-iarraidh.’ Ocus ro togad amlaid, & ba h-iat so a n-anmanna .i. Diarmaid mac Duinn, meic Donnchada, meic Dhubáin, do Ernaibh Muman andeas, & Goll mac Mórna. ‘In mac rígh Goll’, ar Pátraic, ‘nó in mac ógláich?’ ‘Mac rígh’, ar Cáilte: & at-bert:

§ 21. « On apporta alors à Finn un étroit bassin d’or brillant. Il lava son royal visage et mit son pouce dans sa Dent de Sagesse, afin que la vérité de l’affaire lui apparaisse. « C’est Artúir, fils du Roi des Brittons », dit-il, « qui prit vos chiens. Prenez neuf hommes et partez à leur recherche ». On en choisit neuf, et voici leurs noms : Diarmait, fils de Donn, fils de Donnchad, fils de Dubán, des Érainn du Munster dans le sud ; et Goll, fils de Morna ». « Goll était-il le fils d’un roi », demanda Patrick, « ou celui d’un guerrier ? ». « Le fils d’un roi », répondit Caílte, et il récita les lignes suivantes :

Mac Taidg meic Mórna don Muig                  « Le fils de Tadg, fils de Morna de la Plaine,
meic Faeláin, meic Feraduigh,                         Fils de Fáelán, fils de Feradach,
meic Fiacha, meic Airt don Mhuigh                 
Fils de Fiacha, fils d’Art de la Plaine,
meic Muiredhaig, meic E(oghain).                   
Fils de Muiredach, fils d’Eogan ».


(à suivre...)



jeudi 26 juin 2014

Contes des Aînés d'Irlande (4)

ACALLAM NA SENÓRACH
Contes des Aînés d’Irlande

bilingue irlandais – français


Trad. fr. de Frédérick Morvan, d’après la trad. anglaise d’Ann Dooley et Harry Roe. Le texte de référence est celui publié par Whitley Stokes, Acallamh na Senórach in Irische Texte, Ed. Whitley Stokes et Ernst Windisch. series 4 volumes 1 (1900) pages xiv+1-438


§ 9. ‘Maith’, ar Pátraic, ‘in táinic ár próind & ár tomhaltus chucaind fós?’ ‘Táinic ón’, ar Easpac Sechnall. ‘Roind ár próind’, ar Pátraic, ‘ocus tabair a leth don naonmur óclách mhór út, d' iarsma na Féindi.’ Is annsin ro éirghidar a espoic & a shaccairt & a salmchétlaidh, & ro choisricsat in biad, & tucait a n-éna & a n-íbair-lestair dá n-ionnsáighidh, & ro thó(mals)at a lór-da(e)thain bídh & lenna, amail ba les anma dóibh.
§ 9. « Bien », dit Patrick, « notre nourriture et nos provisions sont-elles arrivées ? » « Elles le sont en effet », dit l’évêque Sechnall. « Alors sers-nous notre dîner », dit Patrick, « et donne leur part à ces neuf grands guerriers, les derniers survivants des Fianna. » Ses évêques, prêtres et psalmodistes vinrent bénir la nourriture afin que chacun ait son plein de nourriture et de boisson, pour le confort de leur âme.

§ 10. Is annsin adubairt Pátraic: ‘nár' maith in tigerna icá rabhuir-si .i. Find mac Cumaill?’ Ocus ro ráid Cáilti in formolad bec-so and sin:
§ 10. Puis Patrick demanda : « Finn mac Cumaill, votre ancien seigneur, était-il un homme bon ? » Caílte, en réponse, donna ce court éloge :

Dámadh ór in duille donn                    « Si les feuilles étaient d’or,
chuiris di in caill,                                  
Que les arbres abandonnent,
dámad airget in gheal-tonn                  
Et la blanche vague d’argent,
ro thidhluicfed Find.                             
Finn distribuerait tout. »


§ 11.‘Cia ro choimét sibh-si mar sin’, ar Pátraic, ‘in bar m-beathaidh?’ Ocus ro frecair Cáilte .i. ‘fírinde inár croidhedhaibh & nertt inár lámhaibh, & comall inár tengthaibh.’

§ 11. « Qu’est-ce qui vous a gardés vivants, ô guerriers, durant toutes ces années ? », demanda Patrick. Caílte répondit : « La vérité de nos cœurs, la force de nos bras, et la constance de nos langues ».

§ 12. ‘Maith, a m' anum, a Cháilte’, ar Pátraic: ‘in rabhadar cuirnn náit copána naid bleidhidha búis & bán-óir isna tighibh a rabhais riam romhuind?’ Ocus freacrais Cáilte sin: ‘is edh do bhúi a tigh mu tigerna do chornnaibh:
§ 12. « Dis, cher Caílte », dit Patrick, « y avait-il des cornes à boire, ou des coupes, des tasses de cristal et d’or brillant, dans les maisons où vous demeuriez dans les jours anciens ? » Caílte répondit alors :

Dá chornn déc ocus trí cét                       « Douze cornes et trois centaines,
do chornnaibh co n-ór ac Find,                
Les cornes dorées de Finn,
mar do éirghidís don dháil                       
Des océans de bière elles contenaient,
ba h-adhbhul a lán don lind.                    
Au festin de ses hommes. »

§ 13. ‘Mun budh coll crábhaidh, & mun bud maindechtnaige urnaigthi, & mun budh tréigen acallmha rígh nime & talman dúind, ro bo gairit linn t' acallaim-si, a ócláich’, ar Pátraic.
§ 13. « Si nos vies religieuses n’en sont pas perturbées, nos prières négligées, et notre communion avec le Roi du Ciel et de la Terre troublée, nous aimerions converser avec vous, bon guerrier », dit Patrick.

§ 14. Do bí Cáilte ac indisin na triath & na tigernadh aca rabatar, & ad-bert in láidh:
§ 14. Caílte récita un autre vers, nommant les divers chefs et seigneurs avec qui ils avaient été, et leurs cornes à boire :

Cuirnn ro bhátar a tigh Fhind                     « Je me rappelle leurs noms,
is meabair linn a n-anmann,                       
Les cornes à la maison de Finn,
Macalla is Grugán Gann                            
Echo et Gragán Gann,
Cornn na m-Ban ocus Adhmall.                 
Corne de Femme et Majestueuse.

Macamh na Corn, Corn Aillbhi                 « La meilleure des cornes, la corne d’Aillbe,
co n-ochtaibh aidbhli uile.                          
Vaste était son bol,
acan t-sluag ó láim do láim                         
De main en main à travers la foule,
moille a tráigh iná a thuile.                         
Son reflux plus lent que son flux.

Adharcán corn bói ac Diarmait                  « Diarmait avait petite corne,
do-beirthea a fialghoit do mhnáibh,           
Dont le noble liquide allait aux femmes.
ól dá fer déc fa chethair                              
Son contenu aurait suffi,
dar mo bethaidh ba h-é a lán.                     
Je le jure, pour quarante-huit.

Dá chorn Mhic Lugach in láich                 « Les deux cornes de Mac Lugach,
Órsholus, Odhrán ind Óir,                         
Or-Brillant et Odrán dorée.
Órsholus inmain fer forlán                        
Or-Brillant débordante, chère aux hommes,
scarad neach re comrádh cóir.                  
Ennemie de toute juste conversation.

Mar do éirgimís don comhól                     « Une beuverie de grand renom,
i teghlach Find ba h-árd bladh                  
Quand les hommes de Finn se réunissaient,
Mac Alla am láim-si budhéin                    
Echo dans ma main,
Múdhan ac Diarmait rom-char,                
Diarmait avec la chère Mudán.
Grugán a láim Fhind na Féinde                 Finn des Fianna avait Grugán,
a corn féine a láimh na m-ban.                  
Leur propre corne pour les femmes.
Deoch dá fichet a Mac Alla                      « Quarante tirées dans Echo,
deoch trí fichet Corn na m-Ban,               
La Corne des Femmes en tenait soixante.
deoch ceithre fichet a Mudhán                Quatre-vingt tirées dans Mudán,
deoch cét laoch a n-Grugán ghlan.           
Et Grugán Glan une centaine.

Caingasta corn Oscair áin                        « Belle-Jeunesse était la corne
is leis do éirgeadh don dáil                       
Qu’Oscar apportait au festin,
ba mind súla slóigh tar ler                        Il était aussi la joie des yeux des hommes,
ris ro tibed mór n-ingen.                           
Lui, à qui beaucoup de filles souriaient.

Leascach ba lór a áille                             « Jeune-Homme, grande sa beauté,
corn Aillindi co n-áine.                             
Était la corne splendide d’Aillenn,
Find ro tidluic dá bélaibh                          Finn la porta à ses lèvres,
a laimh Gotháin gheil-méraigh.                Depuis la main aux doigts blancs de Gothán.

Iarla ba lór a shuarca                              « Au lever des coupes incurvées,
do cuiredh na caomchu(arta)                  Grande était l’acclamation du Comte,
Find do-rat i tigh n-ola                             Que Finn donna dans la maison de bière,
do Dhubán mac Dubnóna.                       
A Dubán fils de Dubnóin.

Fer Uaine corn do bhí ac Finn                « La corne de Finn, l’Homme Vert,
do-beirmís linn tar gach lear                  
Nous l’avions avec nous aussi,
dá m-beth ac ól nír' bho dithat               Pas de petit rien à nos beuveries,
do bhiad ól trichat fer.                            
Bière pour trente hommes.

Is é lugha bhói 'nar comól                      « Voici le moindre à notre beuverie,
a meic Chalpuirn i tam tigh                    
Ô fils de Calpurn, à notre maison,
Fer Tuillidh corn Glais meic Gathail     Homme-d’Accroissement, corne de Glas fils de Gnáthal,
a luagh agaibh nocon fhil.                      
Vous n’avez pas son égal.

Dobrón re feruibh ba cáidh                    « Dubrón était sacrée pour les hommes,
corn meic Rethi co mór-ghráin              
Corne de Mac Reithi, avec terreur,
misti leo beith i tigh Fhinn                      Les hommes de Finn étaient méfiants,
in tan no bithea i Cromghlind.                
A Cromglenn.

Brec Derg ba mór a chaire                    « Grand était le bol Rouge-Tacheté,
corn Cháilte go caemh-glaine,               
Coupe de cristal de Caílte,
uime tuc Finn in tres trén                       Pour lui Finn fit une attaque fière,
'na torchuir Lughaid trí rém.                  
A la mort de Lugaid Trí Rém.

Cend Áluinn corn rígh Alban                 « Belle-Tête, corne du Roi d’Alba,
ris téighmís far dul fedha,                      
Contre qui nous errâmes sauvagement,
corn in ríg-fheinnid Rónán                     La corne du chef Rónán,
as n-ibhmís mórán medha.                     
D’elle nous bûmes beaucoup d’hydromel.

Fer mar Finn ní thic cu bráth                 « Bien que Finn ne revienne plus,
ní thabuir fáth ar foghlaibh,                   
Il n’y a aucun motif de razzia.
rí ar doman 'gá m-beth a muirn             Aucun roi, même béni,
nír' shamuil cuirn da chornaibh.            
Ne possède de telles cornes. »