lundi 26 janvier 2015

Le paradoxe du monothéisme




On peut dire que, de génération en génération, les théosophes et mystiques de l’Islam ont médité et réfléchi jusqu’au vertige sur le tawhid (unicité divine).
Ce mot désigne couramment la profession de foi monothéiste, consistant à affirmer qu’il n’y a point de Dieu hormis Dieu. Le tawhid théologique pose et présuppose Dieu comme étant d’ores et déjà un étant, Ens supremum.
Sous sa forme exotérique, celle de la profession de foi (shahâda) qui énonce Lâ ilâha illâ Allâh (Nul dieu autre que Dieu/Allah), le monothéisme périt dans son triomphe, se détruit lui-même en devenant à son insu, nolens volens, une idolâtrie métaphysique. Le péril, immanent déjà au premier moment du paradoxe du monothéisme, c’est de faire de Dieu, non pas l’Acte pur d’être, l’Un-être, mais un Ens, un étant (mawjûd), fût-il infiniment au-dessus des autres étants. L’ascension de l’esprit se fixe devant cette absence d’au-delà d’un Ens, d’un étant. Et c’est cela l’idolâtrie métaphysique, laquelle contredit au statut de l’étant, car il est impossible à un étant, un Ens, d’être supremum. Ce qui est la Source et Principe ne peut donc être un Ens, un étant. Et c’est ce qu’ont fort bien vu les théosophes mystiques, notamment les théosophes ismaéliens et ceux de l’École d’Ibn ‘Arabî.
Le monothéisme ne trouve son salut et sa vérité qu’en atteignant à sa forme ésotérique, celle-là même qui pour la conscience naïve semble le détruire, et dont le symbole de foi s’énonce sous cette forme : « Laya fî’l-wojûd siwâ Allâh. Il n’y a dans l’être que Dieu ». Le monothéisme exotérique s’exhausse ainsi au niveau ésotérique et gnostique du théomonisme. L’énoncé même du théomonisme : « Il n’y a dans l’être que Dieu » est la formule même de l’unicité transcendantale de l’être, en arabe wahdat al-wojûd.
Mais, de même que le niveau exotérique subit sans cesse la menace d’une idolâtrie métaphysique, de même le niveau ésotérique est menacé d’un péril surgissant des méprises sur le sens du mot « être ». La catastrophe se produit lorsque des esprits débiles ou inexpérimentés en philosophie confondent cette unité de l’être (wojûd, esse, είναι, das Sein), avec une soi-disant unité de l’étant (mawjûd, ens, όν, das Seiende). C’est le péril qu’a dénoncé Sayyed Ahmad ‘Alavî Ispahânî. « Que personne ne vienne à penser, dit-il, que ce que professent les théosophes mystiques (les Mota’allihûn) est quelque chose de ce genre. Non pas, ils professent tous que l’affirmation de l’Un est au niveau de l’être, et l’affirmation du multiple est au niveau de l’étant. » C’est là même le second moment du paradoxe du monothéisme. Il est commun aux néoplatoniciens de langue grecque comme aux néoplatoniciens de langue arabe. Il se résout de part et d’autre dans la simultanéité, la comprésence du Dieu-Un et des Figures divines multiples.
Ce qu’il faut alors se représenter, c’est le rapport de l’être avec l’étant.
Nous aurons deux hypothèses : l’Un absolument Un transcende-t-il l’être même ? Ou bien est-il concomitant de l’Être, de l’Acte-être qui transcende les étants ?
La première interprétation est l’interprétation de Platon [Parménide, 159], telle que la défendait Proclus [Commentaire sur le Parménide de Platon]. Nous la retrouvons chez les théosophes de l’ismaélisme, dans l’école de Rajab ‘Ali Tabrîzî, chez les Shaykhîs. La source de l’être est elle-même super-être.
La seconde interprétation est celle des Ishrâqîyûn de Sohravardî et de l’École d’Ibn ‘Arabî. L’Un transcendantal et l’Être transcendantal se réciproquent dans le concept même de Lumières des Lumières, origine des origines, etc.
Mais dans l’un et l’autre cas la procession de l’être est essentiellement théophanie. C’est l’idée que l’on retrouve en Occident chez Jean Scot Érigène [De la division de la nature]. L’encre est unique, les lettres sont multiples. Il serait ridicule de prétendre, sous prétexte qu’il n’y a qu’une seule encre, que les lettres n’existent pas, c’est être incapable de voir simultanément l’Un et le multiple. L’Un transcendant est donc l’unifique, l’unitif, ce qui constitue l’étant comme étant. Les actes ontologiques multiples, unifiant les étants, sont toujours l’unique l’Acte-être de l’Un, et doivent être représentés par 1 x 1 x 1 x 1, etc. En revanche, les étants multiples actualisés par l’Un unifique sont représentés par 1 + 1 + 1 + 1, etc. Nous avons ainsi la double manière de figurer la comprésence de l’Un et du multiple. Elle m’a déjà été suggérée par le grand mystique Rûzbehân Baqlî de Shîrâz.

Henry Corbin, Le Paradoxe du monothéisme,


cité par Pierre Riffard, in Esotérismes d’ailleurs, pp. 926-928